Interview de Claude Fischler, Sociologue et Directeur de recherche au CNRS

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Interview de Claude Fischler, sociologue et directeur de recherche au CNRS  novembre 2009

 

 Pour un Français, qu'est-ce que bien manger?

 

Cela suppose déguster des produits frais, variés et équilibrés, tout en se faisant plaisir avec une dimension supplémentaire qui ressort systématiquement, celle de la convivialité. Pour nous, bien manger, c'est prendre un repas assis à une table et le partager avec d'autres : amis, collègues ou famille. La convivialité n'est pas seulement un "plus" souhaitable, c'est une nécessité, aussi impérative que l'équilibre nutritionnel.

 

En quoi sommes-nous originaux? 

 

Je ne prendrais qu'un seul exemple, celui des Etats-Unis où manger relève toujours de la nutrition et de la santé, pas du plaisir.
Ainsi les Américains ne parlent pas d'aliments ou de produits, mais de nutriments, de protéines, d'hydrates de carbone ... Bref de technique. Dans leur rapport à la nourriture, la dimension principale est la santé :

" Si je suis un mangeur responsable, bien informé et moralement fort, qui sait ce qu'il doit faire et qui l'applique, je peux alors espérer vivre en relative bonne santé jusqu'à 90 ans".
Voilà ce qui caractérise le "bien-manger" de l'autre côté de l'Atlantique.

Cette notion a-t-elle évolué en France?

Oui certainement, mais l'on contaste depuis longtemps cette spécifité du mangeur français. Dans les années cinquante, le sociologue américain Daniel Lerners'effarait de notre façon de manger : "Les Français ont tendance à être rigides dès qu'il s'agit de se nourrir. Les heures de repas d'une région à l'autre ne varient pas. La notion de repas - bien composé- est une idée spécifiquement gauloise qui comporte certaines caractéristiques immuables".
A l'opposé, Paul Morand en 1937 décrivait ainsi Manhattan à l'heure du déjeuner : "Personne ne rentre chez soi :on mange sur place, soit dans les bureaux, tout en travaillant, soit dans les cafétarias. Dans les bouillons populaires, des milliers d'êtres alignés, dévorent, chapeau sur la tête, sur un seul rang, comme à l'étable. Derrière eux, on attend leur place.

 

La convivialité nous protègerait-elle de l'obésité?

 

C'est un peu mon avis, mais plus que la notion de plaisir, ce serait plutôt la dimension sociale qui influerait. Ainsi, en matière de repas, ce qui était vrai dans les années cinquante l'est toujours. Si l'on compare les dernières enquêtes "Emploi du temps" de l'Insee et de son équivalent britannique, on s'aperçoit qu'à 12h30 en France, en semaine, 54% des Français sont en train de déjeuner. En Angleterre, on observe un pic vers 13h10... mais il ne concerne que 17% des Anglais. Si la moitié des Français déjeune à 12h30 tous les jours, vraissemblablement autour d'un repas structuré, c'est certes pour calmer leur faim, mais c'est aussi parceque c'est l'usage, que c'est socialement déterminé.

 

Y a-t-il des bénédices à cette habitude sociale?

 

Il est beaucoup plus difficile de se réguler quand vous êtes seul juge de vos prises alimentaires. C'est le cas dans les cultures dépourvues de détermination sociale et où tout est laissé à l'initiative de l'individu : ainsi aux Etats-Unis, les sollicitations alimentaires sont omniprésentes.
Partout, à toute heure, les gens ont quelque chose à boire et/ou à manger dans la main. Il n'y a pas de contrainte sociale sur la régularité de la prise alimentaire, et sur le fait qu'elle doit être effectuée dans certaines conditions. A l'inverse, en France, manger est une activité sociale dont on à l'impression qu'elle n'est pas accomplie tant qu'elle n'a pas ses caractéristiques de temps, de lieu, et de personnes présentes.

Pourtant, en France, nous sommes aussi très sollicités ...

Il est certain que le monde du travail, le marché, l'offre commerciale exerce une pression de plus en plus forte pour vider l'alimentation de son contenu social, et l'asservir à sa fonction purement nutritionnelle de reconstitution de la force de travail. 
La France, mais aussi l'Italie ou le Japon y résistent mieux que d'autres. Or ce sont des pays qui ont, dans une assez large mesure, le mieux fait front à l'augmentation de la moyenne de l'indice de masse corporelle (IMC) et à l'obésité.

 

La nationalité influerait-elle sur le poids?

 

Le tour de taille de quelqu'un vous en dit long sur son origine sociale. Car dans les pays riches, l'obésité est le propre des classes défavorisées.
Aux Etats-Unis, un checheur a ainsi noté une corrélation inverse très forte entre le prix du m2 et l'indice de masse corporelle (IMC) : plus le prix du m2 monte, plus l'IMC moyen baisse!
Par ailleurs, notre alimentation peut être déterminée par des goûts, des choix, des origines culturelles... mais aussi par des contraintes : d'argent et de temps en particulier. Quand nos moyens sont limités, nous nous tournons vers des produits bon marché avec des valeurs caloriques importantes; il s'agit là de reproduire la force de travail. Avec des chips, vous avez plus de calories pour moins d'argent que des brocolis!

 

Que penser des modes en matière de nutrition?

 

Nous vivons dans une société en proie à une véritable cacophonie nutritionnelle, entre prescriptions et prohibitions.
D'un côté, nous recevons des messages de médecins, de nutritionnistes, d'instances officielles - de type programme national nutrition santé (PNNS)*.
Or les discours scientifiques changent, parce que la connaissance évolue, mais les prescriptions ne suivent pas à la même vitesse.
En face, nous subissons le poids de l'industrie agro-alimentaire qui doit générer du profit en faisant manger davantage des personnes qui mangent de moins en moins.
L'industrie agro-alimentaire a donc inventé la "commodité" ("convenient" en anglais) avec, d'abord : "Mesdames, vous travaillez hors du foyer, nous allons faire la cuisine à votre place". Puis : "Mesdames, avec les plats allégés, nous allons faire le régime à votre place".
Aujourd'hui, sont proposés des produits aux vertus à la fois négatives (sans sucre, sans calorie...) et positives (enrichi en ...). Cette surenchère de promesses de santé dans l'industrie agro-alimentaire ne fait qu'accroître la confusion.

 

Peut-on faire confiance à notre alimentation?

 

Paradoxalement, la nourriture est devenue un problème bien plus important qu'auparavant, lorsque l'anxiété venait de la pénurie et qu'il n'y avait pas d'alternative. Aujourd'hui, avec l'abondance, c'est de devoir choisir qui est angoissant. A 90%, les gens sont convaincus du lien entre alimentation et santé, et ce depuis la nuit des temps : la première médecine de l'histoire de l'humanité a été la diététique et l'on a toujours mangé des plantes, et plus ou moins tel aliment.
En revanche, la nature de ce lien évolue. Notre alimentation est de plus en plus transformée par l'industrie et, depuis de dizaines d'années, tout le monde dit : "on ne sait plus ce qu'on mange". Or, si vous êtes ce que vous mangez et que vous ne savez plus ce que vous mangez... il y a forcément un souci!
Nous devons nous réapproprier notre alimentation, la reconstruire. 

 

* Qu'est-ce que le PPNS?

 

La France, pays de la gastronomie, des restaurants étoilés et des longs repas dominicaux, ne disposait pas, jusqu'en 2000, d'une politique structurée concernant l'alimentation et la nutrition.
Or, les changements de vie, la sédentarité, les déséquilibres alimentaires ont engendré un accroissement des pathologies indéniablement liées à la nutrition : 10 % des Français souffrent d'obésité, 20 % ont trop de cholestérol, 40 % des femmes de 75 ans sont atteintes d'ostéoporose.
Si le rôle joué par la nutrition comme facteur de protection ou de risque des pathologies les plus répandues en France est aujourd'hui bien compris, la mise en place d'une véritable politique nutritionnelle de santé s'imposait - à l'instar de la plupart des autre pays développés, à commencer par les Etats-Unis dès les années 70.
En France, le premier Programme national nutrition santé (PNNS) a donc été lancé en 2001 pour établir, avec l'aide d'experts scientifiques et médicaux, un "socle de repères nutritionnels" destiné à devenir la référence française officielle. Ils ont veillé à ce que ces repères associent des objectifs de santé et des notions de goût et de plaisir.
Parallèlement, le PNNS s'est fixé plusieurs objectifs : développer l'information et l'éducation en santé, inciter le corps médical à accorder de l'importance aux troubles nutritionnels, impliquer les professionnels de la filière agro-alimentaire, encourager la recherche en nutrition humaine...
Il a surtout mis en oeuvre des actions de sensibilisation du grand public autour de plusieurs thèmes nutritionnels : consommer cinq fruits et légumes par jour et trois produits laitiers, manger des féculents à chaque repas, limiter à une ou deux fois par jour la viande, le poisson ou les oeufs en alternance, diminuer la consommation d'alcool et de produits gras, sucrés, salés, et augmenter son activité physique.
En 2006, ce plan a été suivi du PNNS 2 qui s'achève en 2010, et qui prolonge et renforce les axes initiaux en se focalisant sur les modifications des environnements, sur la question de "l'image du corps" dans la société française, sur l'amélioration de la prise en charge de la dénutrition et de l'obésité.

 

LE PNNS 3 en cours de préparation

Le nouveau Programme National Nutrition Santé (PNNS 3) devrait faire suite aux PNNS 1 et 2 à partir de 2011, avec des objectifs qui seront définis sur la base des travaux du Haut Conseil de la Santé Publique et des propositions issues de la concertation publique « Préparer ensemble le PNNS », ouverte par la Société française de Santé Publique en juillet 2010, en lien avec la Direction Générale de la Santé. Les contributions de 31 sociétés savantes et d'experts en nutrition ont d'ores et déjà conduit à 40 propositions, remises au Ministère de la Santé le 10 novembre.

La consultation s'est conclue le 15 novembre par le colloque organisé par le Ministère pour présenter l'état d'avancement et compléter les propositions fondées sur des initiatives opérantes préalablement développées ou sur des actions innovantes dans le champ de la nutrition. A suivre...