Manger est-il forcément criminel?

ca/doc/NouvellesClés/ClaudeFischler/25042012


“Dans leur inconscient, les hommes ont toujours su que manger n’était pas neutre mais avait quelque chose de magique.”
 

Nouvelles Clés : Manger est-il forcément criminel ?

 

Claude Fischler : Tant que nous établissons une distinction très claire entre l’animal et nous, en disant par exemple que l’homme, fait à l’image de Dieu, est radicalement différent, nous échappons à toute culpabilité. Dans la civilisation occidentale, où notre rapport à l’animalité a constitué pendant longtemps une question fondamentale, cette distinction est devenue de plus en plus problématique. Grâce à la science (et non pas, remarquons-le, à cause d’une évolution des religions ou de la spiritualité), nous nous sommes rendu compte que l’animal était très proche de nous, comme le montre l’étude des

grands primates. Dans le même temps, nous sommes de plus en plus nombreux à vivre avec des animaux de compagnie, auxquels nous reconnaissons une sensibilité, une histoire, des liens affectifs, tout ce qui constitue un individu. Il devient difficile de continuer à élever, loin des regards, d’autres animaux dont l’unique fonction est d’être mangé. La solution la plus réaliste, à mon avis, consiste à assumer notre condition, celle d’un rameau de l’évolution situé dans la continuité de la vie animale, et qui a terriblement bien réussi.

Peut-être devions-nous inventer Dieu pour tendre vers un idéal et échapper à notre animalité, et nous rendons-nous compte que nous pouvons être Dieu et que notre devoir est de l’être ?

Quoi qu’il en soit, nous avons acquis des responsabilités qui nous obligent à revoir nos modes de production.

 

N. C. : Quel rapport établir entre nourriture et sacré ?

 

C. F. : Dans la mythologie grecque, les dieux et les humains mangeaient à la même table ! Jusqu’au jour où Prométhée, essayant de leur jouer un tour à sa manière, vola les meilleures parts. Évidemment, il fut puni, mais il instaura un partage favorable aux hommes : à eux la chair, les dieux recevant la peau et

les os, brûlés pour que la fumée les atteigne. Cette idée, selon laquelle manger un animal (ou une personne !) représente un sacrifice fait à des puissances supérieures et un partage avec elles, est assez universelle. On retrouve là le cadre problématique de l’animalité. Dans l’inconscient, les hommes ont toujours su que se nourrir n’était pas neutre, qu’en prélevant ils privaient la nature de quelque chose. Si manger du gibier était légitime (la ruse, l’intelligence, le courage du chasseur prouvent son humanité, de même que le partage qui généralement suit), un animal d’élevage pose un problème différent.

La ritualisation offre un double avantage : par le sacrifice, elle détermine notre relation avec le surnaturel et, grâce au partage, elle symbolise et cristallise les rapports entre l’individu et les institutions religieuses et politiques.

 

N. C. : Sommes-nous, dès lors, ce que nous mangeons ?

 

C. F. : Symboliquement, cette idée est profondément ancrée en nous, et pas seulement sous la forme de croyances ou d’expressions telles que “manger du lion”.

Une étude a montré que les gens ont tendance à qualifier “ d’agressif et rapide à la course ” un peuple qu’on leur a décrit en indiquant, parmi les nombreuses informations, qu’il se nourrissait de sanglier. En revanche, ceux à qui l’on avait décrit exactement le même peuple en disant qu’il se nourrissait de tortue, le qualifiaient de “très lent et jamais pressé” ! Si nous pensons que nous sommes ce que nous mangeons (ce qui est vrai aussi biologiquement), il devient très important d’en avoir la maîtrise.

 

N. C. : Devrons-nous revoir le dogme progressiste du pain pour tous, bien manger va-t-il devenir un luxe ?

 

C. F. : L’alimentation industrielle nous pose un problème d’identité radical : comment savoir qui je suis, si je suis ce que je mange mais ignore de quoi ce que je mange est fait ? Les produits viennent “d’ailleurs”, ils n’ont pas d’histoire, ils sont ce que j’appelle “des objets comestibles non identifiés”.
L’industrie pense répondre à l’inquiétude en multipliant les étiquettes, les labels, les descriptions détaillées du produit. Cette démarche présuppose que l’on consomme un aliment parce qu’on a confiance. Je crois que, pour les omnivores, le présupposé est faux, la confiance n’est jamais acquise. La “traçabilité” est sans doute une bonne chose, mais elle est très difficile à obtenir, et de toute façon rien ne vaut la connaissance directe du produit et du producteur. Il faut donc une évolution de notre mode de production agricole, qui a déjà commencé. Certains disent que cela reviendra beaucoup plus cher.

Le marché tranchera.

Mais en tout état de cause, les Français accordent tellement d’importance à l’alimentation qu’ils dépensent déjà davantage que leurs voisins pour des produits de qualité.